Le revenu universel, vraie solution ou faux problème ?

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La primaire socialiste aura eu une vertu: celle de publiciser largement l’idée du revenu universel, idée déjà très populaire en Allemagne, en Suisse et ailleurs. Pour ou contre? Tout dépend de comment on le comprend. Or la façon dont il est défendu par Benoit Hamon recèle des confusions qu’il faut dissiper pour éclaircir les enjeux.

 La première confusion, malheureusement très répandue, concerne la croissance. Benoit Hamon l’a souvent dit : il fut « croyant », mais ne l’est plus – il a renoncé au dogme de la croissance, qui ne reviendra plus. Ce renoncement séduit d’autant plus qu’il rencontre une préoccupation écologique, celle de la décroissance : il faut sortir d’un modèle productiviste qui épuise les ressources naturelles. La fin de la croissance est donc non seulement un fait mais un bien. Mais croissance économique et exploitation des ressources naturelles, souvent confondues, n’ont en réalité aucun rapport.

La croissance économique mesure la quantité des activités humaines, aujourd’hui mesurée (de façon problématique) par le volume des échanges commerciaux. Or toute activité humaine n’est pas dispendieuse en ressources naturelles : si l’on donne plus de cours de chant, si l’on augmente le nombre de classes dans une école ou si l’on fait du théâtre, l’économie croît, sans ponction sur la nature. L’humanité connaît une poussée démographique très forte : s’imagine-t-on vraiment que les humains vont rester à ne rien faire ? Bien sûr que non.

Du fait même de l’augmentation de la population mondiale, l’économie croît mécaniquement. Le problème n’est donc pas de savoir si les êtres humains vont faire quelque chose, mais ce qu’ils vont faire. La décroissance, comprise comme diminution du prélèvement de l’homme sur la nature, c’est la réorientation des activités humaines, et non pas la fin de l’activité.

Comment réorienter les activités humaines ? Pour répondre à cette question, il faut dissiper l’autre confusion qui fonde l’argumentaire de Benoit Hamon. Pour Benoit Hamon, le revenu universel répond à l’inévitable raréfaction du travail. Mais la thèse de la raréfaction du travail recèle une confusion entre travail et emploi. Le travail vise à accomplir des tâches : conduire un train, enseigner, soigner, bâtir une maison. L’emploi, c’est la possibilité d’être rémunéré pour le faire. Les évolutions techniques ont toujours permis aux sociétés humaines d’accomplir les mêmes tâches avec moins de travail. Il n’y a là rien de nouveau, et il n’est pas certain que la « révolution numérique » change plus de choses à l’activité humaine que l’invention de la roue ou du métier à tisser.

Que les mêmes tâches demandent moins de travail est évidemment une excellente nouvelle : cela signifie que les humains peuvent se consacrer à autre chose. Or aujourd’hui, les tâches à accomplir manquent-elles ? Certainement pas. Elles sont innombrables et demandent la contribution de tous, à tous niveaux de qualification. C’est notamment vrai des tâches liées à la mutation écologique de la société : isoler les appartements, c’est du travail. Inventer de nouvelles machines, c’est du travail. Démanteler une centrale nucléaire, c’est du travail. Construire et couler des hydroliennes, c’est du travail. Les défis écologiques ne peuvent aujourd’hui être résolus en travaillant moins : ils exigent, au contraire, un effort immense.

On pourrait penser qu’une fois la transition écologique faite, l’humanité pourra enfin se reposer et économiser les ressources de la terre. Mais ce n’est pas pour demain car Benoit Hamon lui-même le dit : une agriculture écologiquement soutenable demande plus de travail que l’agriculture intensive. Qui sait combien de décennies, voire de siècles, faudra-t-il pour parvenir à une productivité égale à celle de l’agriculture intensive par des moyens écologiquement viables ? D’ici là, dans l’agriculture, le travail ne se raréfiera pas. Il en va de même pour l’énergie. Et quand bien même on en viendrait un jour à retrouver, dans un système productif écologiquement viable, la productivité actuelle, le travail ne manquerait toujours pas : le temps libéré permettrait d’améliorer les services aux personnes, à l’éducation, à la santé… La société peut produire ce qu’elle produit aujourd’hui avec moins de bras ? Tant mieux ! Cela permet à ces bras d’œuvrer ailleurs à l’amélioration de la vie. Tant que l’humanité pourra rêver à de meilleures façons de vivre, le travail ne peut pas manquer.

L’humanité a du travail par-dessus la tête, mais les gens n’ont pas d’emploi. C’est la manifestation la plus criante de l’absurdité de notre système économique – où il y a du travail, il n’y a pas d’emploi ; en revanche, il faut pour trouver un emploi se résoudre souvent à accomplir des tâches inutiles, voire néfastes. Pourquoi ? Parce que l’argent ne va pas au bon endroit : il n’y a personne pour salarier les infirmières, mais il reste quelques sous pour (mal) payer des gens à vendre des choses dont nul n’a besoin. Autrement dit, la raréfaction de l’emploi n’est pas due à la raréfaction du travail, mais aux dysfonctionnements du marché du travail, qui ne permet pas d’investir le capital (sous toutes ses formes : argent, matériel, activité humaine) à bon escient.

Parce qu’elle ignore la distinction entre travail et emploi, la thèse de Benoit Hamon selon laquelle le travail va nécessairement se raréfier ne pose jamais cette question pourtant fondamentale du marché du travail. Le concept même de révolution numérique est d’ailleurs ambigu, car les mutations techniques sont le faux nez de la mutation juridique qu’est l’ubérisation : s’il est nécessaire d’inventer un revenu universel de base, c’est parce que le délitement du droit du travail et la précarisation généralisée oblige l’Etat à se substituer aux employeurs pour garantir la sécurité des travailleurs. On voit que le revenu universel est donc, en réalité, un accommodement avec le capital, l’Etat s’engageant à faire ce que l’entreprise se refuse désormais à faire. C’est toujours ainsi que l’ont compris les libéraux (par exemple Milton Friedman), qui y voient le corrélat nécessaire d’un marché entièrement dérégulé.

C’est aussi ainsi que le comprend Benoit Hamon. Ne répète-t-il pas que parmi les bénéficiaires de son revenu universel, il y aurait les agriculteurs, qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins ? Mais avant de donner aux agriculteurs une allocation compensatrice, ne faudrait-il pas se demander pourquoi ils ne peuvent pas vivre de leur travail ? Se poser cette question, c’est en ouvrir beaucoup d’autres : celle des prix des produits alimentaires, cassés par la concurrence de l’agro-industrie, celle des bas salaires qui ne permettent pas aux consommateurs de payer un bon prix pour leur alimentation, etc. Lorsqu’on prend les problèmes par ce bout-là, on comprend vite que notre monde ne vit pas une crise du travail, mais une crise de surproduction classique caractérisée par l’enchaînement habituel : chômage, bas salaires, faible consommation, récession compensée par l’endettement public et privé.

Le vrai problème qui se pose à nous est donc : comment aligner travail et emploi ? Pour accomplir les tâches immenses qu’impose la crise écologique, il ne suffira pas d’offrir un petit pécule à chacun. Il ne s’agit pas de donner de l’air aux individus mais de mobiliser collectivement nos ressources, c’est-à-dire les masses immenses de capital qui s’investissent aujourd’hui dans des activités inutiles, voire néfastes. La vraie question n’est donc pas celle de la raréfaction du travail mais de l’allocation du capital, et donc du contrôle sur le capital, au sens le plus large : argent, matières premières, machines, force de travail. Ceci posé, on en revient à l’évidence : notre ennemie, c’est la finance.

 

Imaginons un monde libéré de la dictature de la finance, un monde dans lequel les ressources seraient affectées aux véritables tâches : il serait alors temps de se poser la question de la répartition du superflu, et la belle idée du revenu universel viendrait couronner l’émancipation humaine. Mais le revenu universel ne doit pas faire oublier la nécessité de la lutte contre la finance : il ne serait plus alors que l’auxiliaire de sa domination.

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